samedi 14 août 2010

Dynamique épilinguistique au Maroc Le cas des discours des Chleuhs*

Résumés:
L’objectif de ce travail est de proposer une analyse des discours épilinguistiques de locuteurs chleuhs du Maroc concernant les langues chelha, arabe et française. Le domaine d’investigation est la plaine du Tadla (centre du Maroc) ; l’intérêt pour cette région émane du fait qu’elle présente une situation où parlers arabes et parlers chleuhs sont en contact. L’hypothèse soutenue est la suivante : les discours épilinguistiques des locuteurs de langues maternelles à statut de vernaculaire sont sous-tendus par deux tendances contradictoires que sont la tendance à l’homogénéisation et la tendance à l’hétérogénéisation. Pour répondre à la question « Comment s’effectuent les positionnements épilinguistiques relativement aux deux mouvements d’homogénéisation et d’hétérogénéisation ? », j’ai essayé d’analyser les discours épilinguistiques de sujets chleuhs du Maroc central en postulant que les positionnements épilinguistiques constituent une dynamique dont le foyer est une tension générée par un tiraillement contradictoire entre homogénéisation et hétérogénéisation.
L’objectif de ce travail est de proposer une analyse des discours épilinguistiques de locuteurs chleuhs (dits aussi berbérophones ou amazighophones) concernant les langues chelha (appelées aussi berbère ou amazighe), arabe et française. J’opte pour la dénomination chelha car c’est le nom donné par les sujets enquêtés à leur lecte1 ; ces sujet s’identifient eux-mêmes par le nom de Chleuhs dans la région étudiée, à savoir la plaine du Tadla au centre du Maroc.

2Par discours épilinguistique, je renvoie à tout discours autonome ayant pour objet « les lectes ou l’activité de langage (de soi ou des autres) » (Canut 1997b). L’hypothèse qui sera soutenue dans cet article est la suivante : les discours épilinguistiques des locuteurs de langues maternelles à statut vernaculaire sont sous-tendus par deux tendances contradictoires que sont la tendance à l’homogénéisation et la tendance à l’hétérogénéisation. À l’instar de Cécile Canut (2000b), par homogénéisation, j’entends la tendance dans laquelle une seule langue est valorisée dans le rapport à certains traits épilinguistiques comme la pureté et l’origine. Au sein de cette tendance, il y a exclusion de l’autre et de sa langue et confirmation de l’unicité et de la singularité du soi. Par hétérogénéisation, je désigne la tendance qui privilégie la pluralité des langues, la mobilité des frontières entre elles et par conséquent l’inclusion de l’autre et de sa langue. La question de recherche à laquelle je tenterai de répondre s’énonce comme suit : comment s’effectuent les positionnements épilinguistiques relativement aux deux mouvements d’homogénéisation et d’hétérogénéisation ?

3Le domaine d’investigation est la plaine du Tadla (centre du Maroc). L’intérêt pour cette région émane du fait qu’elle présente une situation où parlers arabes et parlers chleuhs sont en contact (Boukous 1995a ; Bennis 1998a). Je classe la population du Tadla (environ 658 594 habitants selon le recensement général de la population et de l’habitat de 1994) en quatre groupes linguistiques, les Chleuhs dont la langue maternelle est la chelha, les Amazighisés, arabes parlant la chelha, les Arabisés, Chleuhs s’identifiant comme Arabes et possédant une certaine connaissance latente de la chelha, et les Arabophones dont la langue maternelle est l’arabe. À l’intérieur de ce dernier groupe je distingue entre les Arabophones non zézayants (– Z) et les Arabophones zézayants (+ Z) (Bennis 1998b). Le tableau I permet de visualiser la distribution administrative des localités retenues pour l’enquête.

Tableau I. — Lieux d’enquêtes
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4Comme il apparaît d’après ce tableau, les points d’enquête retenus sont pour le groupe arabophone, le douar Oulad M’barek Day de la fraction Oulad M’barek pour les non-zézayants, et le douar d’Oulad Moussa de la fraction Zouair pour le groupe zézayant, pour le groupe chleuh le douar d’Aït Yahya de la fraction Aït Hbibi, pour les amazighisés le douar de Ahle Sabek de la fraction Aït Oumnissef, et pour le groupe arabisé le douar d’Aït Rouadi de la fraction Aït Rouadi.

* 2 L’entretien dans sa totalité a été élaboré à partir d’un guide d’entretien articulé sur quatre type(...)

5Les discours, objets d’analyse, ont été obtenus à partir d’entretiens2 qui ont touché 44 sujets appartenant à la localité de Tagzirth se situant à 15 km de la ville de Béni-Mellal, principale ville du Tadla. Mon échantillon a été établi à partir des variables suivantes : l’âge, le sexe, le degré d’instruction et la langue maternelle. Les sujets enquêtés s’identifient comme « Chleuhs » et nomment leur lecte la « chelha » par opposition au « soussiya », « chelha des gens du sud » et au « Rifiya », « celle des gens du nord ». Pour Boukous (1995a : 17-20), il ne s’agit pas de la chelha mais du tamazighte, « dialecte spécifique à la région du Maroc central » qui constitue aux côtés du Tachelhite, dialecte parlé au sud du Maroc, et du Tarifite, dialecte du nord du Maroc, la langue Amazighe (voir chapitre : Discours épilinguistiques à tendance homogénéisante).

6L’analyse adoptée s’inscrit dans le cadre général de la sociologie du langage ; elle est essentiellement qualitative (Achard 1993 ; Boukous 1998 : 342-343 ; Canut 2000a). Le choix de ce cadre a été dicté, d’une part, par la nature du corpus, composé de discours épilinguistiques, et d’autre part, par la manière « analogique » dont il traite l’ensemble des pratiques langagières (Calvet 1999). La sociologie du langage présente également l’avantage d’être une discipline interprétative et interdisciplinaire, c’est pourquoi elle se prête à l’analyse qualitative de la construction du sens dans les discours épilinguistiques et à « l’actualisation des processus de subjectivation en discours » (Canut 2000a : 93).

7Cela implique que les instruments de recherche qui seront mis en œuvre pour appréhender les discours épilinguistiques s’apparentent aux enquêtes de type qualitatif ; ces instruments sont l’entretien, l’observation, les discussions de groupes, entre autres (Blanchet & Gotman 1992). Pour ma part, j’ai élaboré un guide d’entretien qui s’articule sur quatre axes. Le premier axe concerne l’identification du sujet, son âge, son sexe, son niveau d’instruction, et sa langue maternelle. Le second axe se rapporte au positionnement du sujet par rapport aux langues de son environnement. Le troisième axe a pour objet l’évaluation de la manière de parler des autres. Le dernier axe s’intéresse à l’évaluation que fait le sujet de sa propre façon de parler.

8Les discours obtenus à partir de ce guide d’entretien seront classés en deux types de discours, discours épilinguistique homogénéisant et discours épilinguistique hétérogénéisant conformément à mon hypothèse de base selon laquelle les discours épilinguistiques des locuteurs de langues maternelles à statut de vernaculaire sont sous-tendus par deux tendances contradictoires que sont la tendance à l’homogénéisation et la tendance à l’hétérogénéisation.
Discours épilinguistique à tendance hétérogénéisante

9Les discours épilinguistiques à tendance hétérogénéisante sont essentiellement des discours incluant l’autre et valorisant la mobilité des frontières entre les langues. Au sein de la tendance à l’hétérogénéisation, les sujets essaient d’aligner leur lecte sur le lecte de l’autre en épousant sa langue ou en adoptant un positionnement neutre où le lecte de l’autre, qui est ici l’arabe, est aussi valorisé que le lecte de soi, en l’occurrence la chelha3.

* 3 Ce qui n’est pas le cas des arabophones de langue maternelle à statut véhiculaire, qui se positionn(...)

10En général, tous les sujets, sexes et tranches d’âge confondus, aspirent à « l’hétérogène », chaque catégorie donne une raison à son positionnement. Pour certains sujets, « la langue arabe est belle [zwina], [m∂zyana] », elle est facile [sahla], c’est également la langue de la classe [lqism], la langue qui permet de communiquer avec le professeur d’arabe nommé justement [mul lεarbiyya] qui veut dire « celui qui détient l’arabe », elle occasionne, parallèlement, le contact avec les arabes [laεreb]. En outre, les sujets affirment qu’ils parlent arabe ou qu’ils ont appris l’arabe parce qu’« il est parlé par tout le monde » [fin ma mšiti kay h∂dru b∂lεarbiyya]. Par ailleurs il y a ceux qui jugent que « l’arabe est mieux que la chelha » [lεarbiyya Hš∂n m∂n š∂lHa]. Ensuite, d’un point de vue fonctionnel, « tout le monde parle arabe en ville » et on aimerait que « les enfants apprennent l’arabe », « la chelha est parlée uniquement par les chleuhs » [š∂lHa H∂dha šluH], et socialement « quand nous sommes en compagnie d’un arabe, nous parlons en arabe pour le mettre à l’aise » [ila kan mεana ši εarbi kan h∂dru b∂lεarbiyya baš ma y∂tnuwaš fina]. Il découle de ce dit que la tendance hétérogénéisante est valorisée pour des raisons qui font référence au social (le prestige de l’arabe) ou au fonctionnel (le statut de véhiculaire). De ce fait, il apparaît que la tendance à l’hétérogénéisation s’explique par deux types de valorisations, une valorisation intrinsèque (Bennis 2001) qui dénombre les qualités de la langue idéale (Canut 1997b) du type [zwina], [m∂zyana], etc., et une valorisation extrinsèque qui émane du statut de l’arabe, langue de l’école et langue de la communication, langue véhiculaire.

11D’autres sujets affichent un positionnement très diversifié. En effet, les sujets de cette catégorie conçoivent que la langue arabe est « belle » [m∂zyana], « elle vient du Coran » [žat m∂n lqurˤan], ils la classent comme meilleure langue devant la chelha et le français, c’est aussi la langue qui facilite la communication avec les Arabes. Ils trouvent qu’elle est mieux parlée à Fariata, à Tadla, à Rabat, à Fès et à Casablanca. Par contre, Oulad Yaiche et Zouair représentent l’anti-norme car ce sont des localités peuplées de « ruraux » [εrubiyya]. Par ailleurs, « les Chleuhs sont d’origine arabe » [šluH aʃ∂lhum εrab], « le Chelh est erubi » [šš∂lh εrubi], où le mot erubi est dérivé du mot [ε∂rbi] « arabe », avec un glissement sémantique qui lui a conféré le sens de « rustre et de paysan » (et par là assimilable à Oulad Yaiche et Zouair) par opposition à [mdini] « habitant de la ville, raffiné ». De plus, « tous ceux qui descendent ici essaient de ne pas montrer leur origine et ne parlent pas en chelha ». Ce qui ressort de ces discours est que la tendance à l’hétérogène prend différentes formes, elle est tantôt une valorisation intrinsèque [m∂zyana], tantôt une valorisation extrinsèque par rapport à un espace (Fariata, Tadla, Casablanca), par rapport à une religion (l’islam). Inversement, la tendance à l’homogène, au soi, revêt toutes les formes d’auto-stigmatisation où la chelha n’a plus le statut de langue et où la personne chelh est assimilée aux détenteurs de l’anti-norme en arabe, à savoir Oulad Yaiche et Zouair.

12C’est pour cette raison qu’il y a ceux qui voient que « la chelha n’est qu’un dialecte » [šš∂lHa rir lahža] que « l’opinion publique ne veut pas reconnaître », « la chelha n’arrive pas à rendre compte des technologies », « ne s’écrit pas et ne se lit pas » [ma ka tt∂qra ma ka tt∂kt∂b], « elle est restée “hors du coup” » [bqat lhih], « la chelha a été marginalisée » [šš∂lHa thamššat] et malgré ceci, elle demeure « quelque chose de très bien » [šš∂lHa sǐ Haža m∂zyana], « elle est agréable à prononcer » [lˤamaziGiyya fiha waH∂d laHlawa f nnutq dyalha], « je ne peux pas m’en passer » parce que « c’est l’origine », « c’est la langue de mes parents » [luG∂t lˤabawn], « c’est la première langue au Maroc » [šš∂lHa hiyya luwla]. Cette ambivalence des sujets entre le statut de leur lecte (« dialecte ») et leur attachement affectif à ce lecte qu’ils désignent par [ˤamaziGiyya] s’explique par leur manière de s’identifier (voir plus bas). En effet, ils s’identifient comme [amaziG] et « fiers de l’être » [ana amaziGi u kan ftax∂r biha]. Cette manière de s’identifier explique leur attitude langagière car ils préfèrent parler en chelha entre eux, même en présence d’arabes [w∂st laεr∂b n∂hd∂r b∂šš∂lHa ila kan saHbi ka y∂fh∂m šš∂lHa], « même à Béni-Mellal et Rabat », ils ne parlent que la chelha et parce qu’ils en sont « fiers » [ka n∂εt∂zz b∂šš∂lHa].

13De ce pôle incluant qui fait de la langue de l’autre une langue idéale pour différentes raisons qui peuvent s’apparenter à des facteurs psychologiques (auto-stigmatisation du soi vs mélioration de l’autre), spatiaux (rural vs urbain), fonctionnels (vernaculaire vs véhiculaire) ou religieux (langue « profane » vs langue sacrée), j’aborderai le pôle excluant dans lequel une seule langue (soit l’arabe ou la chelha) est érigée en idéal de langue.
Discours épilinguistique à tendance homogénéisante

14Par discours à tendance homogénéisante, je désigne tout discours unifiant et par là excluant l’autre et sa langue. Ce type de discours prône la singularité du soi et accentue ses frontières, sa différence par rapport à l’autre. Cette différence est exprimée à travers de multiples positionnements épilinguistiques qui peuvent avoir comme repère l’espace, le groupe, la localité, etc., ce qui donne lieu à plusieurs types de positionnements : spatial, tribal, et linguistique. Dans cette seconde section, j’essaierai de montrer la différence de positionnements épilinguistiques contenus dans les discours des sujets.

15Suivant ceci, l’arabe est considéré comme « difficile » [qasHa] mais les sujets aspirent à l’apprendre et à être certains [bGit n∂tεallam liha], que leur manière de parler l’arabe est « correcte ». Toutefois, les sujets reconnaissent que « la manière de parler de la ville (en référence à la ville de Béni-Mellal) est la plus correcte, est la meilleure » [nnas dyal l∂mdina dyal Béni-Mellal huma lli kay h∂dru lεarbiyya m∂zyan]. À l’encontre de celui de la ville de Béni-Mellal, le lecte de Zouair, localité arabe zézayante (Bennis 1998b : 35), est stigmatisé sous la forme suivante : « Je n’aime pas la manière de parler de Zouair » [ma kat∂εž ∂bniš lh∂dra dyal zway∂r]. Ainsi, la catégorie illettrée fonde son positionnement épilinguistique non pas sur une valorisation intrinsèque mais sur une valorisation extrinsèque de la langue arabe qui émane de l’espace où cette langue est la mieux parlée. Dans ce contexte, à savoir celui de la plaine du Tadla, tout ce qui réfère au rural est stigmatisé, en l’occurrence le lecte de Zouair, et tout ce qui réfère à l’urbain est valorisé et, partant, garant de la norme linguistique.

* 4 Les Souassas sont les habitants de la vallée du Souss située au sud du Maroc. La chelha des Souassa(...)

16C’est pourquoi, il y a ceux qui voient que « les Chleuhs parlent correctement l’arabe » [šluH kay h∂dru lεarbiyya ms∂rHa], que l’arabe de Fès est un peu complexe et que leur manière de parler s’approche de celle de Rabat [lfasi εarbiyya dyalu mlawta b∂zzaf w rbati qriba dyalu lina], que « l’arabe de Oulad Moussa est plus correct que celui de Oulad Yaiche », que « l’arabe est mieux que la chelha des Souassas4 » car pour les comprendre, ils sont obligés de parler arabe, qu’« il est obligatoire d’apprendre l’arabe » parce que « tout le monde est devenu arabe et parle arabe » [nnass wallat εarbiyya, nnas tεarbat]. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire que « les enfants apprennent l’arabe car la chelha, à elle seule, ne suffit pas » [buH∂dha ma kafyaš] ; de plus « l’arabe est mieux que la chelha car c’est la langue par laquelle tu vas répondre à l’ange de la mort, et c’est avec l’arabe que tu vas répondre devant Dieu » [lεarbiyya Hs∂n m∂n šš∂lHa liˤanna lεarbiyya hiyya lli katžaw∂b biha sidna εazrayn, lεarbiyya baš ka tžawbi ɡuddam llah]. Le positionnement épilinguistique de cette catégorie s’apparente à un rejet de la chelha et une forme de mélioration exclusive de l’arabe où la valeur de cette dernière langue réside dans le fait (I) qu’elle est bien maîtrisée par le sujet, (II) que parler cette langue est une nécessité, et (III) que c’est une langue sacrée.

17Cependant, d’autres sujets ne reconnaissent pas et n’apprécient pas la langue arabe car pour eux, « l’arabe n’est pas bien » [lεarbiyya ma mazyanaš], « je ne le connais pas » [ma kanaεraf lεarbiyya], « l’arabe est dans la ville ». Dans ce type de discours où l’idéalisation du lecte chelha domine et où l’exclusion de l’autre est très manifeste, le rejet de la langue de l’autre constitue le type le plus dominant. Ainsi, « la chelha est belle » [zwina], « elle est facile », « j’aime la parler » [ka taεž∂bni n∂hdar biha], « la chelha est mieux que l’arabe et le français », « je ne parle que la chelha », « je me sens bien quand je parle la chelha » [kan∂rtaH n∂hd∂r b∂šš∂lHa] ; les qualités de la langue maternelle, en l’occurrence la chelha, apparaissent « sublimes » aux yeux des sujets, ces derniers s’accaparent l’objet collectif, la langue, pour en faire un objet individuel. Ce qui nous donne des discours du type : « J’aime ma façon de parler la chelha », « ma chelha me plaît » [šš∂lHa dyali ka taεžebni] où le sens possessif est très apparent à travers le pronom possessif indépendant [dyali]. Cette appropriation s’explique par le fait que « la chelha est la langue du père », « c’est celle que je parle chez moi » [f ddar ka n∂hd∂r b∂šš∂lHa]. Sur cette appropriation individuelle de la langue vient se greffer une catégorisation des autres lectes du chelha, de ce fait, « les gens de Tagzirth parlent correctement la chelha » [taɡzirt kay h∂dru m∂zyan b∂šš∂lHa], « j’aime la chelha d’ici » [šš∂lHa dyal hna ka taεž∂bni], « la chelha est l’origine dans cette région » [šš∂lHa hiyya lˤaʃl f had lm∂ntaqa]. Cette catégorisation est fondée principalement sur la distinction que font les sujets de l’ici [hna] et de l’ailleurs.

18Par conséquent, ces sujets estiment que « la chelha est parfaitement maîtrisée » [kanaεraf b∂zzaf šš∂lHa], qu’« il est nécessaire de parler la chelha », qu’« elle est bien » ; partant, les sujets ne parlent plus de « chelha » mais de « tamazight » pour nommer non pas une langue idéale mais un idéal de langue incarnant le mythe de la langue « originelle », la langue « pure », la langue « vraie » (Canut 1997b). C’est pourquoi, certains affirment ne parler que le « tamazighte » et que « tous les Chleuhs ne parlent que tamazighte », que « c’est tamazighte qui est la plus belle » [tamaziGt hiyya lli zwina], et enfin ils la préfèrent à l’arabe et au français. Ce que je peux dégager des discours de cette catégorie, c’est que cette dernière insiste sur la singularisation de son lecte jusqu’à le concevoir comme un idéal de langue qu’il nomme Tamazighte ou Amazighe. Cette nomination tire sa légitimité de deux types de discours, un discours politique qui milite en faveur de la langue et de la culture « amazighe » (Ouariachi 1986 ; Akhiate 1994 ; Ouaâzzi 1994) et un discours académique de type macrostructurel qui privilégient la nomination de Amazighe pour la langue et Tamazighte, Tarifite et Tachelhite pour les trois dialectes de cette langue (Boukous 1979, 1995a ; Chafik 1989 ; Jebbour 1994).

* 5 Selon Boukous (1995a : 19), il s’agit non de rifiya mais du « tarifite […] ensemble de parlers empl(...)

19À l’inverse de ces deux derniers types de discours (politique et académique), les sujets enquêtés, chleuhs du centre du Maroc, nomment différemment leur lecte et le lecte des autres « chleuhs » aussi bien ceux du nord que ceux du sud. Les premiers sont des Souassas et parlent le lecte soussiya, les seconds sont des Ryafa et ont comme lecte la rifiya5, alors que, eux, ils sont chleuhs et parlent la chelha. Ainsi, les sujets font correspondre au dialecte tamazighte la chelha, au dialecte tachelhite la soussiya et au tarifite la rifiya. Ce type d’attitude langagière sur fond de positionnement épilinguistique autorise à émettre des jugements sous forme de hiérarchisation. Aussi, « la chelha est plus facile que la rifiya », « la chelha d’ici est rapide » [šš∂lHa dyal hna z∂rbana], « la rifiya est imparfaite » [naqsa], « la soussiyya et la rifiya sont difficiles », et « bizarres » [fsǐ šk∂l]. Malgré ceci, certains sujets considèrent que la langue chelha doit être enseignée, car ils pensent qu’elle a toutes les caractéristiques d’une langue de l’école. Enfin, il découle de ces discours que, même à l’intérieur du pôle homogène, excluant l’autre et sa langue, on reconnaît une autre altérité (la soussiyya et la rifiya), partie intégrante de l’Un, et qui ne trouble en rien le mythe de l’unicité et de la langue pure qui peut être langue d’enseignement.

* 6 Il apparaît que la désignation des habitants de la montagne diffère suivant leur lecte ; si leur le(...)

20En outre, à l’intérieur de ce pôle homogénéisant les sujets élaborent d’autres hiérarchisations qui touchent les différents parlers à l’intérieur de la même région, en l’occurrence, ici, la plaine du Tadla. De ce fait, pour les sujets, « la chelha de Tagzirth est mieux que celle de Aït Mhand » car « leur chelha est mauvaise et incorrecte » [ε∂yyana, naqsa], de plus « les sons ne sont pas bien prononcés » [ka t∂nd∂G] « celle de Foum Lansar est mélangée d’arabe » [mx∂lta], c’est pourquoi celle de Tagzirth est considérée comme la meilleure, « notre chelha est correcte » [šš∂lHa dyalna ms∂ɡda], « notre chelha est enfouie au fond de notre cœur » [šš∂lHa dyalna tayba f qlubna]. Les séquences de catégorisation ou de hiérarchisation se présentent comme suit : « Il y a une différence entre le lecte de Aït Mhand, celui de Fariata et celui de Aït Hbibi », « nous rions de leur manière de parler », « la chelha de Tagzirth est bonne », « celle de Aït Mhand est imparfaite, c’est la langue des montagnards », ces derniers sont désignés par le terme [j∂bbala]6, « le lecte d’ici est mieux que celui de Aït Mhand, eux sont des j∂bbala ». Pour résumer, je peux avancer que le positionnement épilinguistique qui distingue cette catégorie est construit sur la dichotomie spatiale propre à la région, à savoir l’opposition entre la plaine [luta] et la montagne [žb∂l], où la plaine (représentée par la localité de Tagzirth) est symbole de civilisation et de sédentarisme (écoles, électricité, route…) et la montagne (représentée par Aït Mhand) symbole de primitivisme et de nomadisme ; par conséquent, la langue de la montagne est primitive, non prestigieuse, ridicule et inintelligible et la langue de la plaine moderne, prestigieuse, intelligible et correcte.

21À travers les discours analysés, je peux déduire que les positionnements épilinguistiques qui accentuent cette tendance à l’homogénéisation sont de trois ordres : spatial, opposant l’urbain au rural (le cas de l’arabe) et l’ici à l’ailleurs (le cas de la chelha), liturgique confrontant le sacré au profane (le cas de l’arabe), et mythique se référant à l’unicité, à la singularisation et à l’idéal de langue (cas de la chelha). Dans ce dernier cas, la dimension mythique tolère une autre altérité qui met en jeu d’autres oppositions de nature linguistique (chelha/rifiya/soussiya) ou de nature culturelle (sédentarisme/nomadisme).

22Le cas de la langue française, quant à lui, n’a pas suscité un grand intérêt pour les sujets. En effet, les catégories illettrées de la tranche III et celle de la tranche IV, sexe masculin, « n’avaient rien à dire du français puisqu’ils ne le connaissent pas ». La catégorie illettrée de la quatrième tranche, sexe féminin, s’est contentée de porter un jugement sur ceux qui parlent la langue : « Je n’aime pas les nazaréens, ils nous ont fait souffrir » [nnʃara ma kan Hm∂lhumš duwzuha εlina]. La catégorie illettrée et de sexe masculin de la première tranche juge que la langue française est difficile [qasHa]. En revanche, les catégories lettrées des première et deuxième tranches portent un certain intérêt à la langue française en tant que langue étrangère et langue d’enseignement ; ainsi, « elle n’est parlée qu’en classe », « elle est classée devant la chelha et l’arabe », « elle est bien » [m∂zyana], « c’est une nécessité » [x∂ssna n∂tεalmu l∂franʃawiyya]. De ce fait, le français garde toujours son statut de langue étrangère convoitée par la jeune génération pour deux raisons, la première est que cette catégorie de population est exposée au français par l’intermédiaire du système éducationnel, la seconde est que le français est perçu comme une langue prestigieuse qui peut conférer à son détenteur un certain bien symbolique.

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24Dans ce travail, j’ai essayé d’analyser les discours épilinguistiques de sujets chleuhs du Maroc central en me basant sur l’hypothèse que les discours épilinguistiques des locuteurs de langues maternelles à statut de vernaculaire sont sous-tendus par deux tendances contradictoires que sont la tendance à l’homogénéisation et la tendance à l’hétérogénéisation. Il est apparu que les positionnements épilinguistiques constituent une dynamique dont le foyer est une tension générée par un tiraillement contradictoire entre homogénéisation et hétérogénéisation et que la dynamique épilinguistique naît du conflit vécu par le sujet entre langue idéale et idéal de langue.

25En définitive, cette fluctuation et cette ambivalence des sujets entre hétérogénéisation vs homogénéisation, langue idéale vs idéal de langue, véhiculaire vs vernaculaire, valorisation de l’autre vs auto-stigmatisation de soi, urbain vs rural, langue sacrée vs langue profane, ici vs ailleurs, leur permet de « sauvegarder cette illusion d’individualité, de singularité, sans être totalement exclu du champ de l’altérité » (Canut 2000b : 94) et de se représenter à sa juste mesure la présence de l’autre.
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Notes
* Je tiens à remercier ici Cécile Canut pour la lecture critique qu’elle a bien voulu faire de ce texte et pour la pertinence de ses remarques.
1 Le concept de lecte est pris ici comme équivalent de variété linguistique « sans corrélation ni à la classe sociale des individus (vs sociolecte), ni à une aire géographique (vs régiolecte, topolecte), ni à la diachronie (vs chronolecte), ni à un genre particulier de communication » (Bavoux 1997 : 200), et permet ainsi d’éviter l’emploi du concept de dialecte, utilisé dans un sens totalement dévalorisant connotant « une sous-langue », « une sous-civilisation », « une sous-culture » (Canut 1997a : 226).
2 L’entretien dans sa totalité a été élaboré à partir d’un guide d’entretien articulé sur quatre types de questions : (I) les questions démographiques (identification de l’informateur), (II) les questions libres (sur la région, la culture, l’activité, l’expérience personnelle de l’informateur…), (III) les questions linguistiques (tests, questions onomasiologiques et sémasiologiques, emprunts, calques, insécurités linguistiques agies…), et (IV) les questions épilinguistiques (qualificatifs des langues, insécurité linguistique dite, identification et identité).
3 Ce qui n’est pas le cas des arabophones de langue maternelle à statut véhiculaire, qui se positionnent différemment vis-à-vis de la langue chelha et se placent principalement dans le pôle excluant (Bennis 2001).
4 Les Souassas sont les habitants de la vallée du Souss située au sud du Maroc. La chelha des Souassas est appelée soussiya ou tachelhite selon Boukous (1995a, b).
5 Selon Boukous (1995a : 19), il s’agit non de rifiya mais du « tarifite […] ensemble de parlers employés dans la région du nord-est en général et dans la chaîne du Rif ». Les sujets parlant ce lecte sont appelés des Rifains.
6 Il apparaît que la désignation des habitants de la montagne diffère suivant leur lecte ; si leur lecte est l’arabe, ils sont nommés des [jbala], et si le lecte est la chelha, ils sont dits des [j∂bbala]. Au Maroc, les Jbalas sont constitués des populations arabophones installées aux environs de la ville de Ouazzane.
Pour citer cet article
Référence électronique

Saïd Bennis, « Dynamique épilinguistique au Maroc », Cahiers d'études africaines, 163-164 | 2001, [En ligne], mis en ligne le 06 décembre 2006. URL : http://etudesafricaines.revues.org/index113.html. Consulté le 14 août 2010.
Auteur
Saïd Bennis

Faculté des lettres et des sciences humaines, Béni-Mellal, Maroc.

Dynamique épilinguistique au Maroc
Le cas des discours des Chleuhs*
Saïd Bennis
p. 637-648

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